Toute une vie
Les sinistres glapissements tricolores crevaient comme des poissons en sueur
dans les cimetières qu’un certain Poincaré
un sourire de cigare aux lèvres de marécage
inaugurait les mains battantes comme des portes au souffle d’érable qui l’animait
et déjà la voix d’un cheveu blond emporté par le vent qui s’élève des tikis
t’avait fait traverser d’un seul élan les rues en danse de Saint-Guy
où Vaché allait disparaître comme une giboulée dans un salon
Rien n’était dit des mots qui tuent les bêtes malfaisantes
aucun son brisant les verrous n’avait été proféré
dans l’air alourdi par la poussière d’épaulette
ou gluant des brouillards familiaux empestant l’encens
Rien qu’une avalanche de rires dévalant des montagnes phtisiques et bien peignées
qui fauchait au passage les flacons vénérables pleins des liqueurs du dimanche
La table dressée avec art était envahie par le jardin zoologique
Le héron picorait dans l’oreille du grand-père étouffant de rage
sous la devanture de son plastron qu’escaladaient de grosses mouches bleues
et la jeune fille de la maison se laissait peloter par un maki
qui la possédait sous les yeux en cataplasme de sa mère tombant du haut mal
L’art un coup de bouteille de champagne sur la tête
s’écroulait dans une boue de décorations et de barbes arrachées comme des affiches de mobilisation
et expirait avec un crissement de soulier trop neuf écrasant une crotte de pékinois
Soudain un air frais de premier lilas de l’année
balayait les vapeurs écœurantes de l’usine de noir animal
et de tous les taillis le mot liberté s’échappait avec le parfum des aubépines
pendant que les bêtes à tuer du talon
geste de sacré-cœur
regard de portez armes
nez de pensum
face de circulez
sourire de compte en banque
grognement de ministre
demi-cervelle de soumis
courbure de vendu
gueule de faux témoin
rentraient la truffe dans la vase bien-pensante
mijoter dans leurs abris les ragoûts des rancunes nourricières
Mais les uns à commencer par le rat des Carpates
murmuraient liberté en pensant Pour les flics et mon monocle
D’autres comme le croisement du mouchard et viens-tu chéri
ou le petit balai de La Chapelle
prenaient de la graine de poubelle
à éclore en fleurs immondes à exciter les chiens
Lâchez tout disais-tu pour voguer sans nord et sans étoile à travers les tempêtes
vers les grèves tourbillonnantes d’agates et les mines hantées par le regard provocant des opales
Mouillez le temps de pêcher dans l’eau invisible le fantôme d’un nuage
sirène des grands fonds riant comme une forêt
ou aile de feu palpitant évadé d’un tromblon à panache de mariée
Remontez les courants emportant les adieux de l’été
jusqu’aux pudeurs recroquevillées dans l’alcôve des neiges en l’attente du viol qui crée l’alléluia
Lâchez tout Maintenant la proie qui comble et plus tard son ombre
qui se dissout sous les yeux émerveillés de l’aube prochaine galopant à la poursuite d’un désir
qui s’envole en flammes des mains empoignant sa cendre à sécher toutes les taches d’encre du monde
Lâchez tout La poussière du jour déjà hier ne doit pas obscurcir le soleil de demain
Lâchez tout
patries empestant le gendarme
argent à crasse de misère
idées décorées de la médaille de Crimée
Les seuls grands hommes ne naîtront que pour engendrer des fils parricides
et la pourriture des autres ne fera pas croître une ortie à fouetter les prêtres de toutes les religions
Tous semblaient entendre l’heure du réveil sonnée par les alouettes
mais se cachaient pour répudier les séismes de leurs rêves contrariant leurs sordides appétits
et attendant l’heure de la louée ils mesuraient déjà les trottoirs des rues obscures où vague le client
en calculant les dollars ou les roubles des crachats bien lancés
Souviens-toi des galas de fesses bénies par les pieds justes
des pâtés de durillons sournois psalmodiant des anathèmes
des symphonies de mains claquant sur les pommes pourries
qui jutaient des sentences de cordon s’il vous plaît
lorsqu’enfin creva pour avoir avalé sa barbe l’Anatole Crasse des vieux résidus de mérite agricole
L’écriture automatique allait multiplier les merveilles que l’œil ouvert dissipait
L’orchidée du savon allait fleurir comme une lampe qui fredonnerait des chants nègres
le crochet à bottines farceur comme pas un commençait de plumer des oies
pour se distraire en attendant le passage des généraux allant expirer sur leur lit en cadavres de leurs
hommes tués au front
l’inoffensif gardien de square sentait les nez se reproduire par scissiparité sur sa face en coquille d’huître
en songeant à les greffer sur les arbres pour les obliger à éternuer
et le grain de sel rédigeait ses mémoires sur les voiles d’un trois-mâts qui ronronnait sur son épaule
Mais le cheval entre brancards et picotin
ne rêve que du soleil des pailles dans l’ombre bourgeoise des vastes écuries
Le galop qui n’effraie pas les papillons toujours libres
l’épouvante comme le passage martyrisant des hommes 40 chevaux en long 8
et le blasphème des ruades lui répugne comme le homard aux vaches
Le temps était aux aurores boréales invisibles dans les salles d’attente du dictionnaire
Tu lançais le Manifeste du surréalisme
comme une bombe explosant en vol de paradisiers faisant le vide dans la basse-cour
et les éclats atteignaient au passage quelque digne vieillard à trogne d’élégie
qui soupirait en ajustant son regard en purée
La poésie perd ses tripes et ces voyous marchent dessus
sans imaginer que son perroquet empaillé couvait toutes les mites qui paradaient sous son crâne
Les hirondelles des mots qui ouvrent les persiennes du matin
s’envolaient à tire-d’aile
franchissant les déserts de squelettes polis par les vautours
où l’artichaut des oasis dressant sa fleur d’apéritif
surgissait comme un lion rebelle à leur passage
et revenaient chaque saison plus agiles qu’un cri et plus sûres d’annoncer la naissance des eaux claires
Le rêve libéré du cachot où les araignées à face de Christ emprisonnaient ses gestes
courait à travers la maison qu’une vague angoisse assiégeait
Les chaises allaient-elles sangloter et la fenêtre jouer au poker
Dévalant l’escalier comme un torrent charriant ses truites
il descendait dans la rue pour la révolution surréaliste
armé de son seul regard à arracher les serrures
et se mêlait aux passants couleur de nuit tombante
D’où vient disaient-ils ce banc où je m’assieds et qui me suit comme un jeune chien
Qui me parle dans le tronc de cet arbre
pour me donner l’heure des baignades de lucidité dans des eaux d’éclair
Et des lueurs d’aube teintaient de rosée leur visage de mineurs
Liberté liberté couleur d’homme
avais-tu déjà crié au milieu d’oreilles en ciment armé
qui méditaient de nouveaux tabous pour étayer la ruine des barrières
élevées entre l’homme qui prend et la femme qui donne
Pour avoir trahi celui qui les avait sortis des tourbières et des gouffres scintillant d’horreur
tous les dieux sont tombés en poussière de textes qui tente de ternir les corolles naissantes
et d’obstruer la fontaine aux ailes de vent du matin
où s’abreuvent l’homme des bois et l’insoumis à tout ordre la fille des rues et celle qui se sait tout un
monde
Consubstantiel à l’homme
l’amour dissipe sans cesse la nappe de gaz acharnés à sa perte
Honneur à chant d’esclave jouissant du fer qui le marque
péché à croassement de corbeau fientant dans les alcôves
préjugés jetant dans l’ombre un poignard entre deux épaules penchées pour un baiser
et toujours l’or qui ne fait pas même de beaux dentiers pour vieillards à légion d’honneur
tour à tour lui lancèrent le lasso qui devait l’étrangler
Mais toujours l’amante les déchirait de ses dents de volcan
car c’est elle qui conquit à la pointe de ses seins la liberté de son baiser
sans rite imprimé sur papier de contrainte par corps
sans rien autre que le partage primordial du feu qu’aucun déluge n’apaisera
car toute liberté exsude fouet et chiourme si l’amour a des devoirs qu’il ne se connaît pas
Tout était dit de l’amour depuis les onomatopées jusqu’aux formules qui le condensent
depuis l’étincelle enflammant les lacs dorés de soleil
bouleversant l’insondable forêt des chevelures secouées par la tempête
magnétisant les corps de farine et les esprits de lémuriens se hissant sur les grands arbres
Jusqu’à l’horizon drapé d’un crêpe dont chacun d’eux tient un coin
Tout était dit sauf les mots qui déchirent les voiles déteints par les larmes
et dégagent les étendues aux mille mirages que chaque pas rend plus certain de palper
Plus de conscience toujours plus de conscience de l’amour
De toi comme un buisson explose de tous ses oiseaux
fuse ce commandement qui extrait l’amour des cavernes obscures suintant la cervelle encrassée d’encens
et lui dit Toi le premier
Tant que l’homme sa compagne à la main n’aura pas exploré tes forêts que n’habite aucun monstre
remonté tes grands fleuves de soie ou de chaudière surchauffée
escaladé tes pics au-delà des rêves en oiseaux des îles flottant sur leurs versants
pour d’en haut contempler d’un coup d’œil d’empereur le monde qui lui offre la possession de ses bras
de feu et d’ombre mêlés
la liberté ne sera qu’un demain on rasera gratis
Il serait inutile de parler de la vérité si l’on ne lui avait tant craché au visage
que son regard en étoile polaire obstinée à marquer le la
s’est aujourd’hui effacé comme une ville rasée par les barbares que déjà la brousse envahit
Ils l’ont même livrée à tous les appétits de la troupe
Je nomme ici la tourbe de la steppe comme la pègre en costume de gratte-ciel et le fouille-merde à
cervelle d’eau bénite
le chevalier des menottes
le rampant à moustaches d’épaulettes
la valise bourrée de clefs qui ne vont sur aucune serrure et son chien l’aveugle hypnotisé par un bocal à cornichons
Tu as toujours cherché à dégager ses traits en arc-en-ciel sur les champs de boutons d’or
des ecchymoses qui transformaient un nez en groin à hostie
la plage des lèvres découvrant le lamé des dents en corps de garde infesté de râteliers d’armes
et écrasaient d’une bouffissure canaille le regard d’horizon en jardin après la pluie de printemps
C’est cela André qui nous rassemble en grains d’un même épi que ne courbe aucun équinoxe à rage de
rat prisonnier dans son égout
et ne brûle nul solstice en lance-flammes dévorant un paysage à ramage d’oiseaux libres
répercuté par les mille échos des eaux en yeux de fée
puisque la vérité sauvage au regard d’évidence qui fait tressaillir les ventres à gousset
ne chante que les hymnes en rafales chassant les monastères de nuages contre les montagnes qui les
éventrent
les chants en poings dressés des éternels rebelles avides de vent toujours neuf
pour qui la liberté vit en avalanche ravageant les nids de vipères de la terre et du ciel
ceux qui crient de tous leurs poumons ensevelissant les Pompéi
Lâchez tout
Benjamin Péret, Île de Sein, 15-23 juillet 1949.