Breton et Péret figurent sur la fameuse photographie devant l’église Saint-Julien-le-Pauvre (Paris, 5e) ce 14 avril 1920. La saison Dada est placée sous le signe du scandale et de la parodie. Tristan Tzara venu de Zurich est attendu comme un second Rimbaud. Comment dire l’exécration de la Grande guerre et la perte générale de sens à l’égard de ce qui a guidé l’occident ? Dada.
Pour Péret, Dada veut dire humour dévastateur à toute épreuve avec ce large sourire qu’on lui voit sur son portrait par Man Ray reproduit dans Nadja avec cette légende annonçant sa venue de Nantes : « Quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là. »
Avec lui, le scandale s’intensifie lors du Procès Barrès (13 mai 1921) alors qu’il fait irruption, déguisé en soldat inconnu, s’exprimant en allemand et marchant au pas de l’oie. Avec lui, lors des séances de sommeils hypnotiques, s’expérimente cette vitesse de métamorphose qu’on va lire dans ses contes comme dans Mort aux vaches et au champ d’honneur (1922-1923). Et, comme le relève Breton dans ses Entretiens (1952), une « liberté d’expression sans précédent » voit le jour avec les poèmes réunis dans Le Passager du Transatlantique (1921).
Mais pour Breton et Péret, l’esprit de négation systématique de Dada ne peut durer qu’un temps. L’un « quitte les lunettes dada » (Péret), tandis que l’autre appelle à « Lâcher tout » (Breton) pour suivre la voie périlleuse ouverte par Les Champs magnétiques co-écrits en 1919 avec Philippe Soupault.
On revenait de la guerre, c’est entendu, mais ce dont on ne revenait pas c’est de ce qu’on appelait alors le « bourrage de crânes » qui, d’êtres ne demandant qu’à vivre et – à de rares exceptions près – à s’entendre avec leurs semblables, avait fait durant quatre années, des êtres hagards et forcenés, non seulement corvéables mais pouvant être décimés à merci.
André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard, « Le Point du jour », 1952.
Les sinistres glapissements tricolores crevaient comme des poissons en sueur
dans les cimetières qu’un certain Poincaré
un sourire de cigare aux lèvres de marécage
inaugurait les mains battantes
Toute une vie
Poème de Benjamin Péret « Hymne des anciens combattants patriotes », extrait de Je ne mange pas de ce pain-là dit par Pierre Brasseur
Mais en 1918 j’avais découvert Apollinaire […] C’était comme si j’abordais soudain un rivage inconnu au milieu d’une faune et d’une flore insoupçonnées.
Benjamin Péret, « Les Armes parlantes », diffusion par Radio France le 7 décembre 1952.
Extrait de l’interview de Benjamin Péret avec Gérard Legrand pour son émission « Les Armes parlantes », diffusée par Radio France le 7 décembre 1952.
« Quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là »
De la saison Dada au procès Barres
Dada est devenu sans que personne sache exactement pourquoi la tête de Turc du jour. Il n’est pas de journaliste qui ne voue quotidiennement Messieurs Tzara et Picabia aux peines éternelles pour avoir osé inventer le monstre antédiluvien Dada.
Il nous a paru curieux devant cette répulsion générale d’aller étudier le phénomène de très près. Nous nous attendions à voir quelque mammouth ou diplodocus préhistorique et notre surprise fut grande de ne trouver qu’une sorte d’anthropoïde présentant de grandes similitudes avec l’animal humain. Nous avouons qu’il est un peu hirsute et qu’il roule des yeux égarés mais nous ne pouvons admettre que ce fait motive l’aversion unanime qui l’entoure.
Il prononce des paroles que l’on ne comprend pas et qu’il ajoute les unes aux autres avec une évidente satisfaction en tous points comparable à celle des collectionneurs qui conservent des épées mérovingiennes et de vieilles casseroles percées et de même que ces collectionneurs ignorent pourquoi ils gardent ces objets hétéroclites, il ne peut expliquer le motif impérieux qui le pousse à ajouter des mots disparates sans but défini. On pourrait supposer que cet être n’a que des notions embryonnaires de la logique, il me parait plus rationnel d’admettre qu’il la juge inutile à l’instar d’Adam le frac et le gibus.
Nous avons dit qu’il prononçait des paroles inintelligibles mais nous sommes obligés de confesser que ces paroles nous ont produit la même impression qu’une manifestation spirite et que nous croyons entrevoir dans ces vagissements la possibilité d’associer les idées vagabondant dans l’intellect humain suivant des lois nouvelles et hors de toute logique.
Nous sommes induits à formuler cette hypothèse par ce fait que l’animal non satisfait de débiter des discours ténébreux étale d’informes amas coloriés et si l’on se départit un instant des « Pourquoi » et des « Comment », on constate avec étonnement que ces taches multicolores forment un ensemble agréable à l’œil. Parfois au contraire il dessine visiblement, on voit des tracés, mais comme cela ne s’apparente à aucun objet terrestre, on est tenu d’admettre que ce dessin présente probablement les mouvements intimes du cerveau. Ses sculptures et sa musique accusent les mêmes particularités.
D’aucuns insinuent que c’est là un phénomène d’aliénation mentale et que l’animal doit subir le traitement infligé aux déments. Il nous semble que c’est un jugement un peu hâtif et nous invitons ces personnes à examiner Dada avec le même soin que nous avons apporté dans cette opération. Nous affirmons que cet animal est un homme d’un jugement sain et qu’il n’est que l’anthropoïde des races futures. Ce serait pour cette raison que la plupart des hommes qui le regardent voient en lui un fou au lieu d’un prophète : nul n’est prophète en son pays…
Nous terminons en demandant pour Messieurs Tzara et Picabia auteurs de cette découverte appelée à rénover tous les principes acquis un fauteuil à l’Académie et le ruban d’officier de la Légion d’honneur.
Benjamin Péret, « Dada », in Michel Sanouillet, Dada à Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1965, p. 575-576.
Le procès Barrès
Le 13 mai 1921, Dada se constituait en tribunal révolutionnaire.
Il s’agissait de juger Maurice Barrès.
Un soir, quelques-uns d’entre nous, réunis dans un café du boulevard Montparnasse, parlaient des accidents, des vols et des crimes de la semaine. Brusquement une discussion très vive s’éleva à propos de Barrès. Personne n’était d’accord. Sur l’heure, on décida d’élargir le débat et de constituer un tribunal. On nomma un président (André Breton), deux assesseurs (Théodore Fraenkel et Pierre Deval), un accusateur public (Georges Ribemont-Dessaignes). Louis Aragon et Philippe Soupault se déclarèrent prêts à défendre Barrès.
Pendant quinze jours des témoignages furent recueillis. Un certain nombre de personnalités refusèrent de comparaître. L’accusé fut convoqué devant la commission d’enquête. Barrès quitta Paris immédiatement pour Metz et Aix-en-Provence.
Le 7 mai la commission d’enquête aborda la dernière partie de sa tâche, je veux dire, l’établissement des conclusions. À la fin de la soirée elle décidait d’accuser Maurice Barrès d’attentat à la sûreté de l’esprit.
Les débats publics s’ouvrirent le 13 mai, salle des Sociétés savantes.
Les juges, les avocats, l’accusateur étaient vêtus de blouses et de tabliers blancs et coiffes de barrettes (écarlates pour le tribunal et l’accusateur, noires pour les avocats). À 9 heures l’huissier s’avança et demanda à haute et intelligible voix :
« Êtes-vous là, Barrès ? » L’accusé à cette heure présidait un banquet à Aix-en-Provence et discourait sur « l’âme française pendant la guerre ».
Quelques jeunes provinciaux écoutaient bouche bée l’académicien-député de Paris.
Salle des Sociétés savantes on allait juger.
Littérature n°20, août 1921, p. 1
Lâchez tout disais-tu pour voguer sans nord et sans étoile à travers les tempêtes
Toute une vie
Le dadaïsme comme tant d’autres choses, n’a été pour certains qu’une manière de s’asseoir. Ce que je ne dis pas plus haut, c’est qu’il ne peut y avoir d’idée absolue. Nous sommes soumis à une sorte de mimique mentale qui nous interdit d’approfondir quoi que ce soit et nous fait considérer avec hostilité ce qui nous a été le plus cher. Donner sa vie pour une idée, Dada ou celle que je développe en ce moment, ne saurait prouver qu’en faveur d’une grande misère intellectuelle. Les idées ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont : à concurrence pour moi de déplaisir ou de plaisir, bien dignes encore de me passionner dans un sens ou dans l’autre. Pardonnez-moi de penser que contrairement au lierre, je meurs si je m’attache. Voulez-vous que je m’inquiète de savoir si par ces paroles je porte atteinte à ce culte de l’amitié qui, selon la forte expression de M. Binet-Valmer, prépare le culte de la patrie ?
Je ne puis que vous assurer que je me moque de tout cela et vous répéter : Lâchez tout.
Lâchez Dada.
Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.
Lâchez vos espérances et vos craintes.
Semez vos enfants au coin d’un bois.
Lâchez la proie pour l’ombre.
Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu’on vous donne pour une situation d’avenir.
Partez sur les routes.
André Breton, Littérature, nouvelle série, n° 2, 1er avril 1922.
À TRAVERS MES YEUX
1° Dada est mort ! Dada est mort ! Dada est mort !
2° Dada se proposait de détruire, mais il s’est désagrégé lui-même avant que son action se fasse sentir.
3° Dada n’était pas un commencement, mais une fin.
4° La grande séduction qui se dégageait des idées apportées par Dada, fit qu’on se satisfit d’elles sans chercher mieux. De là vint, rapidement, une impossibilité de transformation et la mort de Dada.
5° La contradiction qui permet d’avoir presque simultanément deux opinions différentes sur le même sujet est dada.
6° Le doute n’est peut-être pas dada.
7° On n’éprouve, aujourd’hui, pas plus de surprise à lire un poème dada qu’un poème symboliste ou cubiste. Beaucoup attendent que paraisse « la poésie dadaïste en vingt leçons ».
8° Reverdy : un écrou oxydé ; Jean Cocteau : une crotte d’ange ; Raymond Radiguet, la pelle à crotte d’ange ; Max Jacob : le cœur de Jésus ; Tristan Tzara : dada ; Man-Ray, les cheveux de la rétine ; Georges Ribemont-Dessaignes : le quart d’heure de Dieu… (et j’en passe !) se sont assis à l’ombre et dorment.
9° Guillaume Apollinaire et Marcel Duchamp nous attendent.
10° Je quitte les lunettes dada et prêt à partir, je regarde d’où vient le vent sans m’inquiéter de savoir ce qu’il sera et où il me mènera.
11° Demain, je serai encore prêt à sauter dans la voiture de mon voisin s’il se dispose à prendre une direction autre que la mienne.
Benjamin Péret, Littérature, Nouvelle série, n° 5, 1er octobre 1922
Je secoue aujourd’hui ma paresse.
Le Passager du Transatlantique par Benjamin Péret, a paru au mois de juillet 1921 et je suis le premier qui veut bien lui consacrer quelques lignes.
J’avoue que je suis un ignoble individu de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais j’ai une excuse : l’activité de certains personnages louches est tellement écœurante que je ne pouvais que vomir.
Je sais bien que personne n’a parlé et ne parlera des petites crottes de biques sculptées de Radiguet que Cocteau s’efforce de nous faire prendre pour du crottin d’éléphant, mais j’espérais tout de même que l’imbécilité de mes chers contemporains ne les contraindrait pas à jeter dans le même sac de silence ce livre de Péret et les raclures de Radiguet.
Je n’aime pas beaucoup faire le maître d’école, mais je dois déclarer que ce Passager du Transatlantique est un livre remarquable, un des plus remarquables qui aient paru depuis dix ans.
Je conseille à tous mes jeunes amis de faire des économies et de se procurer ce volume. Ils n’auront perdu ni leur temps ni leur argent.
Pourquoi, hélas, Binet-Valmer salit-il tous les mots qui me permettraient de louer ce livre et d’en dire tout le bien que je pense ? L’arithmétique m’aidera cette fois et j’écrirai : Le Passager du transatlantique : 19 sur 20. Il ne s’agit plus d’esthétique ou de versification, il ne s’agit plus de chronologie ou de mimétisme, de parenté ou de filiation. Il y a ce livre qui est sur ma table et que je vais ouvrir. Je copie ce poème :
PONT AUX CYGNES
Quel âge quelle heure quel temps
quel âge Merci c’est un secret
quelle heure Elles sont toutes bonnes
meilleures que les pralines du docteur Docteur
quel temps celui des oreilles chaudes
des mains chaudes
du cœur chaud
ainsi que du reste
Je voudrais copier ainsi beaucoup de poèmes et répéter : c’est très bien.
Je ne parle pas de notre cher Benjamin qui vit tranquillement à Nantes.
Lui aussi est très sympathique et je lui envoie mon amitié avec un gentil signe de la main.
Philippe Soupault, Littérature, nouvelle série, n° 1, mars 1922.