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Transformer le monde, changer la vie

Péret s’affirme donc aux moments de fondation ou de crise du surréalisme comme le meilleur des alliés de Breton, peut-être surtout parce qu’il garde intacts la révolte et le sens poétique du mouvement, cette capacité à en donner le la, en l’incarnant lyriquement jusqu’au terme de sa vie. Au cours des années trente, le surréalisme connaît un développement international spectaculaire depuis la Belgique en passant par Londres, Prague et Tenerife.

Après sa rupture avec le parti communiste, Péret, acquis dès la fin des années vingt aux thèses de l’Opposition de gauche, s’engage auprès du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) durant la guerre d’Espagne dès août 1936, puis au sein de la colonne anarchiste de la division Durruti. Breton s’expose à écrire avec le révolutionnaire Léon Trotski réfugié à Coyoacán (Mexico), un manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant (1938). Dans cette époque, marquée par la montée du fascisme et du stalinisme, de graves menaces pèsent sur la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur la liberté de la création intellectuelle et artistique. Après le manifeste de Breton et Trotski, Le Déshonneur des poètes (1945) de Péret affirme que la poésie ne peut se mettre au service d’un parti ni d’un programme politique fussent-ils révolutionnaires. Si l’art engagé signifie assujettissement, cela n’implique pas pour autant que les surréalistes aspirent à un art pur à destination des seuls esthètes vivant à rebours de leur époque et de ses combats.

Il ne faut pas prendre à la légère la réponse que Breton a apporté à la question Qu’est-ce que le surréalisme ? : « C’est la beauté de Benjamin Péret écoutant prononcer les mots de famille, de religion, et de patrie ». Cette beauté est celle de l’auteur de Je ne mange pas de ce pain-là refusant catégoriquement tout embrigadement politique de l’art, même le mieux intentionné.

André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Bruxelles, éditeur René Henriquez, 1934 © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton
André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Bruxelles, éditeur René Henriquez, 1934 © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton
Envoi d’André Breton à Benjamin Péret dans l’édition originale d’André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Bruxelles, éditeur René Henriquez, 1934
Envoi d’André Breton à Benjamin Péret dans l’édition originale d’André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Bruxelles, éditeur René Henriquez, 1934

Au cours des trois années qui précèdent la nouvelle guerre, le surréalisme réaffirme sa volonté de non-composition avec tout le système de valeurs que met en avant la société bourgeoise. Cette volonté s’exprime avec le maximum d’intransigeance et d’audace dans le recueil de Benjamin Péret : Je ne mange pas de ce pain-là.

André Breton : Entretiens, Paris, Gallimard, « Le Point du jour », 1952.

Benjamin Péret, Collage sans titre, mai 1951
Benjamin Péret, Collage sans titre, mai 1951

« Louis XVI s’en va à la guillotine », extrait de Je ne mange pas de ce pain-là lu par Jeanine Eamanf

L’originalité de Je ne mange pas de ce pain-là dans l’œuvre de Péret est assez évidente pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister. Avec cet ouvrage, Péret a fait la part de la « poésie de circonstance ». […] Et il suffit, en lisant Je ne mange pas de ce pain-là de s’abandonner à ce torrent d’injures excessives qui passe sur le monde de l’entre-deux guerres, comme les fleuves détournés par Hercule à travers les écuries d’Augias, il suffit de se laisser emporter par cette indignation démesurée, émouvante dans sa naïveté, pour s’apercevoir que Benjamin Péret – avec des accents comparables, pour l’humour et la violence du meilleur Aristophane – retrouve l’expression de la révolte première : celle de l’enfant devant l’injustice scandaleuse du monde adulte.

Claude Courtot, « Couper ma lumière en quatre et la jeter aux fauves », in Jean-Michel Goutier (dir.), Benjamin Péret, Paris, Henri Veyrier, 1982.

Pour la vérité sur les Procès de Moscou

Il serait inutile de parler de la vérité si l’on ne lui avait tant craché au visage

Toute une vie

Déclaration lue par André Breton le 3 septembre 1936 © courtesy Association Atelier André Breton
Déclaration lue par André Breton le 3 septembre 1936 © courtesy Association Atelier André Breton

Je m’explique mal qu’aujourd’hui tout ce qui peut subsister de conscience ne se cabre pas devant l’impudent défi, je ne dis pas seulement à tout sentiment de justice mais encore au bon sens le plus élémentaire, que la mise en scène de ces procès, aussi bien que les attendus des sentences constituaient. Je persiste à penser qu’on a laissé s’ouvrir là, et appelé fatalement à s’envenimer, la plaie a plus effroyable des temps modernes.

André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard,
« Le Point du jour », 1952.

Révolution en Espagne

Liberté liberté couleur d’homme avais-tu déjà crié au milieu d’oreilles en ciment armé

Toute une vie

L’imagerie mentale des premiers jours de la révolution espagnole nous garde l’aspect d’un Benjamin Péret assis devant une porte de Barcelone, fusil d’une main et, de l’autre caressant un chat sur ses genoux.

André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard,
« Le Point du jour », 1952.

André Breton, Un temps de chien, vers 1931, collage © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton
André Breton, Un temps de chien, vers 1931, collage © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton

André Breton parle de Benjamin Péret, extrait de ses entretiens radiophoniques avec André Parinaud, 1952

Lettre de Benjamin Péret à André Breton

Barcelone, 5 septembre 1936.

Mon très cher André, 

[…] Ici on retourne tout doucement à l’ordre bourgeois. Tout le monde s’avachit lentement. Les anarchistes s’embrassent sur la bouche avec les bourgeois de la gauche catalane et le POUM leur fait des sourires à n’en plus finir. Il n’y a plus d’hommes armés dans les rues de Barcelone comme lorsque je suis arrivé. La Généralité (c’est-à-dire les bourgeois) a tout repris en mains – encore que ces mains soient tremblantes – et les révolutionnaires du 19 juillet collaborent loyalement avec elle, brisant ainsi la dualité de pouvoirs qui s’était établie à la suite de l’insurrection. Donc pour l’instant, dans le domaine politique et économique, tassement de la révolution.

Dans le domaine militaire, les militaires trahissent sur toute la ligne et quand ils ne trahissent pas ils sont tellement idiots et ignorants que cela revient au même. Mais l’enthousiasme des milices est magnifique. Il faut cependant s’attendre ces jours-ci des défaites sérieuses. Le gouvernement Largo Caballero, d’ailleurs, n’a été constitué que dans la panique engendrée par l’attente de ces défaites, car à Madrid – d’où je suis arrivé avant-hier – il n’y a de trace visible de la révolution que de charmantes miliciennes et des affiches « incautado por… » (« saisi par… »). Tout Madrid ressemble à Passy, un Passy où les marquises auraient cessé de porter un chapeau et leurs époux abandonné la cravate et le melon.

Jusqu’à ces derniers jours la situation militaire était de l’avis général assez favorable – et c’était vrai, il suffisait de passer quelque temps sur les fronts comme je l’ai fait pour s’en rendre compte – mais les militaires ont tout gâché.

II n’y a cependant pas lieu de désespérer. Les fascistes ont de toute évidence des renforts importants en techniciens et en matériel cependant que de notre côté il n’est parvenu qu’une aide relativement insignifiante car le gouvernement français apporte toutes les entraves à l’expédition d’armes, etc., à l’Espagne et surtout à la Catalogne qui représente l’élément avancé.

Malgré cela nos pertes sont faibles (ou du moins étaient très faibles jusqu’ici) car les fascistes tirent très mal. Un exemple, je suis passé sur une route bombardée. Les obus tombaient à des centaines de mètres de la route. La route était intacte. Le village où nous allions était bombardé depuis une semaine. Quelques maisons seulement étaient démolies. Il n’y avait pas eu une seule victime, pas un blessé. À la sortie de ce village on se battait – mitrailleuse et fusil. La bataille a duré toute la soirée et repris le lendemain matin. Elle a duré toute la matinée. Il n’y a pas eu un seul blessé.

J’apprends à l’instant que tu as fait une déclaration contre le procès de Moscou. Veux-tu me l’envoyer d’urgence par avion. Je verrai le moyen de la faire publier ici. J’espère que tu m’as associé à cette protestation.

Il y a tellement de choses à dire sur la situation ici. Je n’en finirais pas si je voulais tout dire.

Je suis ici délégué du POI chargé des liaisons si bien qu’au moins pour l’instant je ne peux aller au front comme j’en avais l’intention et je ne sais pas combien de temps je resterai ici.

Autre chose, si tu m’écris ne fais pas allusion au contenu de cette lettre car on fusille allègrement ici et je dis ici des choses que je ne devrais pas dire. En outre il y a une censure sévère. Si tu as des choses particulières à me dire – on ne sait jamais – écris au citron entre les lignes avec un pinceau sur du papier à en-tête de café afin que je sache que j’ai autre chose à lire.

Je te fais parvenir cette lettre par un camarade qui rentre en France. […]

Au revoir mon cher André, amitiés à tous. Dis à Jacqueline que je suis son ami fidèle.

Je t’embrasse,

Benjamin.

André Breton Benjamin Péret, Correspondance, 1920-1959, Gallimard, 2017.

De l’Art révolutionnaire indépendant au Déshonneur des poètes

André Breton et Léon Trotski au premier plan, Frida Kahlo et Jean van Heijenoort (derrière) pendant une excursion au pied du volcan Popocatepetl (Mexique), 1938 © courtesy Association Atelier André Breton

On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. Les vandales, à l’aide de leurs moyens barbares, c’est-à-dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique dans un coin limité de l’Europe. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. Nous n’avons pas seulement en vue la guerre qui s’approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la science et de l’art est devenue absolument intolérable.

En ce qu’elle garde d’individuel dans sa genèse, en ce qu’elle met en œuvre de qualités subjectives pour dégager un certain fait qui entraîne un enrichissement objectif, une découverte philosophique, sociologique, scientifique ou artistique apparaît comme le fruit d’un hasard précieux, c’est-à-dire comme une manifestation plus ou moins spontanée de la nécessité. On ne saurait négliger un tel apport, tant du point de vue de la connaissance générale (qui tend à ce que se poursuive l’interprétation du monde) que du point de vue révolutionnaire (qui, pour parvenir à la transformation du monde, exige qu’on se fasse une idée exacte des lois qui régissent son mouvement). Plus particulièrement, on ne saurait se désintéresser des conditions mentales dans lesquelles cet apport continue à se produire et, pour cela, ne pas veiller à ce que soit garanti le respect des lois spécifiques auxquelles est astreinte la création intellectuelle.

André Breton, Léon Trotski, Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, Mexico, juillet 1938. 

Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, éditions Poésie-Révolution, Mexico, 1945 © courtesy Association Atelier André Breton
Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, éditions Poésie-Révolution, Mexico, 1945 © courtesy Association Atelier André Breton

Mais le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. Le poète doit d’abord prendre conscience de sa nature et de sa place dans le monde. Inventeur pour qui la découverte n’est que le moyen d’atteindre une nouvelle découverte, il doit combattre sans relâche les dieux paralysants acharnés à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard des puissances sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement. Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.

Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, Éditions K, 1945.

Victor Serge, Benjamin Péret, Remedios Varo et André Breton à Marseille, mars 1941 © courtesy Association Atelier André Breton
Victor Serge, Benjamin Péret, Remedios Varo et André Breton à Marseille, mars 1941 © courtesy Association Atelier André Breton

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