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Épilogue

André Breton, Thème astrologique de Benjamin Péret, 1926-1030, manuscrit autographe, Collections Benjamin Péret, Ville de Nantes, Bibliothèque municipale © succession André Breton, ADAGP, courtesy Ville de Nantes, Bibliothèque municipale Cette incapacité de compromis et de concession qui a été la sienne, son amour de la vie au grand large et fantastique qu’on mène dans la ville moderne, sa nostalgie des rythmes, la liberté de son esprit et l’inflexible rigueur de ses principes, tout cela fit de lui un « homme d’une autre époque ». Dans ce monde de spécialistes et de robots désignés, un homme de vérité est un archaïsme. Si notre temps est celui du nihilisme, comme certains le prétendent, Benjamin Péret, homme d’espérance, est une figure du passé. Mais n’est-ce pas en même temps la preuve qu’il est homme et poète de l’avenir ? Octavio Paz, Les Lettres nouvelles, 7 octobre 1959.         Benjamin Péret, poète, d’un seul tenant est mort très riche – laissons les critiques s’en apercevoir après-demain. Il me semble que peu lui importait. Je ne veux ce soir que rouvrir ses poèmes et me laisser arrêter par un titre, titre dédié à l’amitié et à la fidélité qui ôterait aujourd’hui même à ses ennemis l’envie de sourire : « Toute une vie ». Mot auquel si peu d’existences peuvent se mesurer, mais à suivre oui, qui agrandit, pour moi infiniment ses poèmes, et que la mort aujourd’hui contresigne – c’est si rare – impeccablement. Julien Gracq, Arts, 30 septembre 1959. André Breton et Benjamin Péret à Cahors sur le pont Valentré (ou Pont du diable, datant du 14e siècle), 1956 © courtesy Association Atelier André Breton Ce parallèle entre Breton et Péret, ces comparaisons et rapprochements critiques d’œuvres, ne sont pas seulement un hommage à ce qui restera l’exemple d’une amitié très rare entre deux êtres exceptionnels et deux grands poètes. Je voudrais encore souligner que seul le surréalisme, qui fut d’abord et avant tout, je l’ai dit, activité collective, a pu permettre ce genre d’amitiés – fondées à la fois sur la sensibilité et les idées partagées, sur la sensibilité des idées et sur une certaine idée de la sensibilité. Ceci vaut d’être salué au passage comme un peu d’incandescence palpitant sous la croûte glacée de notre monde. Claude Courtot, « Les Grains d’un même épi : André Breton-Benjamin Péret », Cahiers Benjamin Péret, n° 2, septembre 2013. Chapitre précédent : Le merveilleux

Le merveilleux

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le surréalisme est menacé par sa dispersion et par le succès commercial, dont la figure la plus visible est Dalí, la parole de Péret appelant au merveilleux, au mythe et au pouvoir indomptable de la poésie, recèle un antidote contre toutes les forces qui travaillent au désenchantement définitif du monde et à son appauvrissement spirituel. « N’importe quel merveilleux est beau » a écrit Breton dans le Manifeste du surréalisme. Il explose dans les contes prétendument pour enfants comme Peau d’âne, le personnage d’Alice de Lewis Carroll ou dans Le Moine de Lewis. Mais à la suite des ravages de la raison instrumentale à l’encontre de l’humanité et de la nature, le merveilleux tend à déserter le monde occidental. A-t-il totalement disparu ? Il convient peut-être de le chercher ailleurs et, par exemple, dans les Amériques, vers ce qu’on nommait le « Nouveau Monde ». Après André Breton et Pierre Mabille, Benjamin Péret entame à partir de 1942 une quête du merveilleux en engageant un vaste inventaire des mythes et légendes d’Amérique, non pas dans une perspective strictement anthropologique, mais avec le secret espoir que la fermentation poétique propre aux mythes régénère la civilisation humaine pourrie par un capitalisme dévastateur. Le merveilleux comme moteur universel de l’imaginaire constitue aussi une puissance transformatrice de l’ordre des choses qui s’exerce là où la force des mythes et des légendes demeure encore vivace. Prendre le parti du merveilleux revient à adopter un point de vue forcément suspect sur le monde tel qu’il est. L’appel d’air du merveilleux s’oppose à toutes les revendications donnant la primauté à l’attitude réaliste qui est la négation même de toute préoccupation poétique. La Parole est à Péret Benjamin Péret, La Parole est à Péret, Paris, éditions surréalistes, 1943 © courtesy Association Atelier André Breton L’importance du texte ci-après – destiné en traduction anglaise à introduire un recueil de mythes, légendes et contes populaires d’Amérique – a paru aux amis de l’auteur assez grande pour justifier par leurs soins sa publication isolée et anticipée dans la langue originale. Pénétrés de sa rigueur et de son ardeur, dont le jeu combiné l’apparente à un très petit nombre d’œuvres théoriques les plus agissantes et lui prête une résonance presque unique dans les temps que nous traversons, ils déclarent faire leurs toutes les conclusions. En hommage, ici, à Benjamin Péret, ils croient pouvoir joindre à leurs noms ceux d’absents dont l’attitude antérieure implique la même solidarité actuelle que la leur à l’égard d’un esprit d’une liberté inaltérable, que n’a cessé de cautionner une vie singulièrement pure de concession. Pour J. B. Brunius, Valentine Penrose, (Angleterre),René Magritte, Paul Nougé, Raoul Ubac, (Belgique)Braulio Arenas, Jorge Cáceres (Chili),Wifredo Lam (Cuba),Georges Henein (Egypte),Victor Brauner, Oscar Dominguez, Herold (France),Pierre Mabille (Haïti),Aimé Césaire, Suzanne Césaire, René Ménil (Martinique),Leonora Carrington, Esteban Francés (Mexique)André Breton, Marcel Duchamp, Charles Duits, Max Ernst, Matta, Yves Tanguy, New York, le 28 mai 1943. Introduction à La Parole est à Péret. Lettre d’André Breton à Benjamin Péret, New York, 26 mai 1943, Fonds André Breton, Chancellerie des universités de Paris – Bibliothèque littéraire Jacques Doucet André Breton à Benjamin Péret Mais ta lettre du 20 mai, que je reçois ce matin, fait bien autre chose que m’attrister. Elle me stupéfie. Comment, tu écris un texte de toute importance, cette préface. C’est même la première fois que tu te décides à t’exprimer d’une manière autre que strictement poétique, en dépit de mes instances de 20 ans. Et c’est mieux qu’une réussite : tu donnes du premier coup, comme j’ai eu mainte occasion de le dire et comme chacun en a convenu avec enthousiasme autour de moi, le premier grand texte manifeste de cette époque, ce que nous pouvons appeler entre nous un chef d’œuvre. Je l’ai lu et relu, j’en ai fait aussi plusieurs lectures à haute voix ; j’en parle donc savamment. Et, alors que tu ne me laisses disposer pour les publications que j’entreprends ici que de poèmes auxquels les circonstances ne peuvent prêter qu’un minimum d’audience, c’est à M. D. Macdonald que tu te fies pour le présenter. André Breton à Benjamin Péret, 26 mai 1943, Correspondance 1920-1959, Paris, Gallimard, 2017. Benjamin Péret parle de La parole est à Peret, extrait de l’interview de Benjamin Péret avec Gérard Legrand pour son émission « Les Armes parlantes », diffusée par Radio France le 7 décembre 1952 Le Mythe et le merveilleux Benjamin Péret, Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, Paris, Albin Michel, 1960 À la fin de 1942, l’un et l’autre, dans l’ignorance de leurs activités mutuelles, à un tournant particulièrement difficile, en raison des circonstances, du mouvement surréaliste, écrivent chacun de son côté, des textes très importants dont les idées se recoupent étrangement. Breton, une conférence aux étudiants français de l’Université de Yale, intitulée Situation du surréalisme entre les deux guerres (10 décembre 1942) ; Péret, un texte qui sera publié en 1943 sous le titre La Parole est à Péret et repris plus tard dans l’introduction à l’Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, mais qui fut composé à Mexico en novembre 1942. Une comparaison détaillée, linéaire, entre les deux textes montrerait la part originale de chacun : l’exposé de Breton plus historique, celui de Péret plus « théorique » et général ; phrase de Breton plus enveloppée, plus chaude, style de Péret plus percutant, plus direct. Mais trois idées importantes et nouvelles sont à relever, reflet des préoccupations actuelles du surréalisme, à la lumière des événements : Lire plus 1) La mention de la phrase prophétique de Breton dans la Lettre aux voyantes (1925) : « Il y a des gens qui prétendent que la guerre leur a appris quelque chose ; ils sont tout de même moins avancés que moi, qui sais ce que me réserve l’année 1939 » ; 2) Le refus de plier la poésie aux impératifs politiques et sociaux (poésie de circonstance, etc.) ; 3) L’urgence de dépouiller l’humanité de ses anciens mythes, religieux ou autres, véritables carcans pour la poésie, qui se doit de créer de nouveaux mythes, à la mesure de la société actuelle. Ces trois idées essentielles

De l’amour fou à l’amour sublime

Avec la poésie et la liberté, l’amour forme le troisième horizon orientant continûment le sens du surréalisme. Breton le nomme « fou » et Péret « sublime » : l’un comme l’autre en appelle à des expressions extrêmes. Dans la lignée du romantisme du XIXe siècle, l’amour justifie tout à la condition qu’il soit de la plus haute intensité et qu’il génère une implication totale de l’être passionné. La révolution sociale libérant la vie de ce qui la cloisonne peut seule rendre tout à fait réalisable les conditions d’un « nouveau monde amoureux », pour reprendre cette formule au socialiste utopiste Charles Fourier. Pour l’auteur de L’Amour fou comme pour celui des poèmes de Je sublime et de l’Anthologie de l’amour sublime, cet amour prend pour figure élective la femme inspiratrice, la muse, Mélusine ou Rosa, la dame au gant de Nadja ou celle qui évoque « spontanément, pour Péret, les sentiers d’une forêt verdoyante devant un feu de bois […] ». Que nous disent aujourd’hui ces caractérisations de l’amour-passion ? Tout autant les préjugés d’une époque qui n’est plus la nôtre que les aspirations à libérer hommes et femmes d’entraves et de tabous amputant l’existence de sa part la plus exaltante. Papillon surréaliste, feuillet imprimé en décembre 1924 pour le Bureau de recherches surréalistes © courtesy Association Atelier André Breton Plus de conscience toujours plus de conscience de l’amour Toute une vie André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, NRF, 1937 © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton Éluard a pu écrire : « Pour Benjamin Péret, l’espoir, le bel espoir inattendu, toujours nouveau, l’espoir d’amour est exaucé au moment même où il se révèle. » Ainsi l’univers poétique de Péret auteur d’une Anthologie de l’amour sublime est-il l’autre côté du miroir que nous tend Breton, auteur de L’Amour fou. Existe-t-il plus beau symbole de l’amitié que cette image de deux hommes que seule sépare l’eau d’un miroir ? Claude Courtot André Breton et Jacqueline Lamba rue Fontaine, c. 1939-1940© Association Atelier André Breton Le sexe de l’homme et celui de la femme ne sont aimantés vers l’autre que moyennant l’introduction entre eux d’une trame d’incertitudes sans cesse renaissantes, vrai lâcher d’oiseaux mouches qui seraient allés se faire lisser les plumes jusqu’en enfer. André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, NRF, 1937. Benjamin Péret, Anthologie de l’amour sublime, Paris, Albin Michel, 1956 Anthologie de l’amour sublime Partant des aspirations primordiales les plus puissantes de l’individu, l’amour sublime offre une voie de transmutation aboutissant à l’accord de la chair et de l’esprit, tendant à les fondre en une unité supérieure où l’une ne puisse plus être distinguée de l’autre. Le désir se voit chargé d’opérer cette fusion qui est sa justification dernière. C’est donc le point extrême que l’humanité d’aujourd’hui puisse espérer atteindre. Par suite, l’amour sublime s’oppose à la religion, singulièrement au christianisme. C’est pourquoi le chrétien ne peut que réprouver l’amour sublime appelé à diviniser l’être humain. Par voie de conséquence, cet amour n’apparaît que dans les sociétés où la divinité est opposée à l’homme : le christianisme et l’Islam, encore que, dans ce dernier, le poids de la théologie l’ait, dès sa naissance, empêché de s’intégrer à l’être humain. L’amour sublime représente donc d’abord une révolte de l’individu contre la religion et la société, l’une épaulant l’autre. Lire plus […] La reconnaissance de l’universalité du désir, de sa signification cosmique et de ses manifestations chez l’homme réclame à la fois sa sublimation et celle de l’objet de ce désir. Tandis qu’en dehors de l’amour sublime l’être humain – l’homme surtout – ne s’abandonne guère au désir que dans la mesure où il le ramène à son état le plus primitif, dans l’amour sublime les êtres saisis par son vertige n’aspirent qu’à se laisser emporter le plus loin possible de cet état. Le désir, tout en demeurant lié à la sexualité, se voit alors transfiguré. Il s’incorpore, en vue de son assouvissement, tous les bénéfices que sa sublimation antérieure, même la plus complète, lui avait procurés et qui provoquent sa nouvelle exaltation. Hors de l’amour sublime, la sublimation du désir entraîne en quelque sorte sa désincarnation puisque, pour obtenir satisfaction, il doit perdre de vue l’objet qui l’a suscité. Ainsi se maintient chez l’homme un état de dualité, à la faveur duquel la chair et l’esprit restent opposés. Au contraire, dans l’amour sublime, cette sublimation n’est possible que par le truchement de son objet charnel et tend à rétablir chez l’homme une cohésion inexistante auparavant. Le désir, dans l’amour sublime, loin de perdre de vue l’être de chair qui lui a donné naissance, tend donc, en définitive, à sexualiser l’univers.[…] La reconnaissance de l’universalité du désir, de sa signification cosmique et de ses manifestations chez l’homme réclame à la fois sa sublimation et celle de l’objet de ce désir. Tandis qu’en dehors de l’amour sublime l’être humain – l’homme surtout – ne s’abandonne guère au désir que dans la mesure où il le ramène à son état le plus primitif, dans l’amour sublime les êtres saisis par son vertige n’aspirent qu’à se laisser emporter le plus loin possible de cet état. Le désir, tout en demeurant lié à la sexualité, se voit alors transfiguré. Il s’incorpore, en vue de son assouvissement, tous les bénéfices que sa sublimation antérieure, même la plus complète, lui avait procurés et qui provoquent sa nouvelle exaltation. Hors de l’amour sublime, la sublimation du désir entraîne en quelque sorte sa désincarnation puisque, pour obtenir satisfaction, il doit perdre de vue l’objet qui l’a suscité. Ainsi se maintient chez l’homme un état de dualité, à la faveur duquel la chair et l’esprit restent opposés. Au contraire, dans l’amour sublime, cette sublimation n’est possible que par le truchement de son objet charnel et tend à rétablir chez l’homme une cohésion inexistante auparavant. Le désir, dans l’amour sublime, loin de perdre de vue l’être de chair qui lui a donné naissance, tend donc, en définitive, à sexualiser l’univers. Benjamin Péret, « Le noyau de la comète », préface à l’Anthologie de l’amour sublime, Albin Michel, 1956. André Breton, « L’Amour sublime est-il unique ? », coupure de presse du texte à

Transformer le monde, changer la vie

Péret s’affirme donc aux moments de fondation ou de crise du surréalisme comme le meilleur des alliés de Breton, peut-être surtout parce qu’il garde intacts la révolte et le sens poétique du mouvement, cette capacité à en donner le la, en l’incarnant lyriquement jusqu’au terme de sa vie. Au cours des années trente, le surréalisme connaît un développement international spectaculaire depuis la Belgique en passant par Londres, Prague et Tenerife. Après sa rupture avec le parti communiste, Péret, acquis dès la fin des années vingt aux thèses de l’Opposition de gauche, s’engage auprès du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) durant la guerre d’Espagne dès août 1936, puis au sein de la colonne anarchiste de la division Durruti. Breton s’expose à écrire avec le révolutionnaire Léon Trotski réfugié à Coyoacán (Mexico), un manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant (1938). Dans cette époque, marquée par la montée du fascisme et du stalinisme, de graves menaces pèsent sur la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur la liberté de la création intellectuelle et artistique. Après le manifeste de Breton et Trotski, Le Déshonneur des poètes (1945) de Péret affirme que la poésie ne peut se mettre au service d’un parti ni d’un programme politique fussent-ils révolutionnaires. Si l’art engagé signifie assujettissement, cela n’implique pas pour autant que les surréalistes aspirent à un art pur à destination des seuls esthètes vivant à rebours de leur époque et de ses combats. Il ne faut pas prendre à la légère la réponse que Breton a apporté à la question Qu’est-ce que le surréalisme ? : « C’est la beauté de Benjamin Péret écoutant prononcer les mots de famille, de religion, et de patrie ». Cette beauté est celle de l’auteur de Je ne mange pas de ce pain-là refusant catégoriquement tout embrigadement politique de l’art, même le mieux intentionné. André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Bruxelles, éditeur René Henriquez, 1934 © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton Envoi d’André Breton à Benjamin Péret dans l’édition originale d’André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Bruxelles, éditeur René Henriquez, 1934 Au cours des trois années qui précèdent la nouvelle guerre, le surréalisme réaffirme sa volonté de non-composition avec tout le système de valeurs que met en avant la société bourgeoise. Cette volonté s’exprime avec le maximum d’intransigeance et d’audace dans le recueil de Benjamin Péret : Je ne mange pas de ce pain-là. André Breton : Entretiens, Paris, Gallimard, « Le Point du jour », 1952. Benjamin Péret, Collage sans titre, mai 1951 « Louis XVI s’en va à la guillotine », extrait de Je ne mange pas de ce pain-là lu par Jeanine Eamanf L’originalité de Je ne mange pas de ce pain-là dans l’œuvre de Péret est assez évidente pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister. Avec cet ouvrage, Péret a fait la part de la « poésie de circonstance ». […] Et il suffit, en lisant Je ne mange pas de ce pain-là de s’abandonner à ce torrent d’injures excessives qui passe sur le monde de l’entre-deux guerres, comme les fleuves détournés par Hercule à travers les écuries d’Augias, il suffit de se laisser emporter par cette indignation démesurée, émouvante dans sa naïveté, pour s’apercevoir que Benjamin Péret – avec des accents comparables, pour l’humour et la violence du meilleur Aristophane – retrouve l’expression de la révolte première : celle de l’enfant devant l’injustice scandaleuse du monde adulte. Claude Courtot, « Couper ma lumière en quatre et la jeter aux fauves », in Jean-Michel Goutier (dir.), Benjamin Péret, Paris, Henri Veyrier, 1982. Pour la vérité sur les Procès de Moscou Il serait inutile de parler de la vérité si l’on ne lui avait tant craché au visage Toute une vie Déclaration lue par André Breton le 3 septembre 1936 © courtesy Association Atelier André Breton Je m’explique mal qu’aujourd’hui tout ce qui peut subsister de conscience ne se cabre pas devant l’impudent défi, je ne dis pas seulement à tout sentiment de justice mais encore au bon sens le plus élémentaire, que la mise en scène de ces procès, aussi bien que les attendus des sentences constituaient. Je persiste à penser qu’on a laissé s’ouvrir là, et appelé fatalement à s’envenimer, la plaie a plus effroyable des temps modernes. André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard,« Le Point du jour », 1952. Révolution en Espagne Liberté liberté couleur d’homme avais-tu déjà crié au milieu d’oreilles en ciment armé Toute une vie L’imagerie mentale des premiers jours de la révolution espagnole nous garde l’aspect d’un Benjamin Péret assis devant une porte de Barcelone, fusil d’une main et, de l’autre caressant un chat sur ses genoux. André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard, « Le Point du jour », 1952. André Breton, Un temps de chien, vers 1931, collage © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton André Breton parle de Benjamin Péret, extrait de ses entretiens radiophoniques avec André Parinaud, 1952 Lettre de Benjamin Péret à André Breton Barcelone, 5 septembre 1936. Mon très cher André,  […] Ici on retourne tout doucement à l’ordre bourgeois. Tout le monde s’avachit lentement. Les anarchistes s’embrassent sur la bouche avec les bourgeois de la gauche catalane et le POUM leur fait des sourires à n’en plus finir. Il n’y a plus d’hommes armés dans les rues de Barcelone comme lorsque je suis arrivé. La Généralité (c’est-à-dire les bourgeois) a tout repris en mains – encore que ces mains soient tremblantes – et les révolutionnaires du 19 juillet collaborent loyalement avec elle, brisant ainsi la dualité de pouvoirs qui s’était établie à la suite de l’insurrection. Donc pour l’instant, dans le domaine politique et économique, tassement de la révolution. Dans le domaine militaire, les militaires trahissent sur toute la ligne et quand ils ne trahissent pas ils sont tellement idiots et ignorants que cela revient au même. Mais l’enthousiasme des milices est magnifique. Il faut cependant s’attendre ces jours-ci des défaites sérieuses. Le gouvernement Largo Caballero, d’ailleurs, n’a été constitué que dans la panique engendrée par l’attente de ces défaites, car à Madrid – d’où je suis arrivé avant-hier – il n’y a de trace

La Révolution surréaliste

La direction du numéro 1 de la revue La Révolution surréaliste (1er décembre 1924) est confiée à Pierre Naville et Benjamin Péret, jugés comme « les plus intégralement animés du nouvel esprit et les plus rebelles à toute concession », rappelle Breton dans ses Entretiens de 1952. Ce terme de révolution est alors tout frémissant des nouvelles et des espoirs qui viennent de l’Est portés par la révolution d’Octobre 1917. Breton s’enflamme pour le Lénine écrit par Léon Trotski. La liberté signifie concrètement une révolution mondiale et, indissolublement, une nouvelle disponibilité du langage délivré de tout ce qui le ligotait au plan moral ou esthétique. La vie ne saurait changer tant qu’on l’exprime à l’aide de mots et de phrases confirmant les systèmes d’oppression qui façonnent la réalité au profit d’une minorité exploitant le plus grand nombre. L’automatisme constitue le cœur du projet surréaliste tel que le formule Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924. Péret le met en œuvre dans les poèmes réunis dans Le Grand jeu (1928) ou dans des contes débridés. Que se passe-t-il dans l’écriture automatique tel que Péret la pratique ? Breton nous éclaire à ce propos en prenant pour exemple, dans son Anthologie de l’humour noir, le conte de son ami intitulé Les Parasites voyagent. « Tout est délivré, tout poétiquement est sauvé par la remise en vigueur d’un principe généralisé de mutation, de métamorphose. » Max Ernst, Au rendez-vous des amis, décembre 1922, huile sur toile, 130 x 195 cm, Musée Ludwig, Cologne Le Manifeste du surréalisme Le temps était aux aurores boréales invisibles dans les salles d’attente du dictionnaire Tu lançais le Manifeste du surréalisme comme une bombe explosant en vol de paradisier faisant le vide dans la basse-cour… Toute une vie André Breton, Manifeste du Surréalisme, Paris, éditions du Sagittaire, 1924. Exemplaire offert à Elisa Claro Breton par André en 1944, vingt ans après sa parution en 1924 © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l’on pouvait se tromper davantage). André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, éditions du Sagittaire, 1924. Au départ, l’accent de la revue est mis sur le surréalisme pur – le surréalisme, disons, à l’état natif – et c’est ce qui en a fait confier la direction à Pierre Naville et Benjamin Péret, qui peuvent être tenus alors pour les plus intégralement animés du nouvel esprit et les plus rebelles à toute concession. André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard, « Le Point du jour », 1952. La Révolution surréaliste, n° 1, 1er décembre 1924 La Révolution d’abord et toujours !, tract daté du 26 juillet 1925, écrit et signé conjointement par les surréalistes et les membres de Clarté, en 1925, reproduit dans le n° 5 de La Révolution surréaliste, 15 octobre 1925 La Révolution surréaliste, n° 1, 1er décembre 1924 : « La femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. Ch. B. » La révolution surréaliste n° 8, 1er décembre 1926, p. 13 : « Notre collaborateur Benjamin Péret injuriant un prêtre. » La Révolution surréaliste, n° 1, 1er décembre 1924 Déclaration du 27 Janvier 1925, Paris, Bureau de recherches surréalistes, 1925. Manifeste de présentation du mouvement surréaliste signé par : Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacques Baron, Joë Bousquet, J.-A. Boiffard, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Éluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Benjamin Péret, Raymond Queneau, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual L’écriture automatique allait multiplier les merveilles que l’œil ouvert dissipait Toute une vie André Breton, collage de coupures de journaux du cinquième cahier manuscrit des textes automatiques qui composent Poisson soluble, daté des 16 et 17 avril 1924, Bibliothèque nationale de France, Paris © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton André Breton, collage de coupures de journaux du cinquième cahier manuscrit des textes automatiques qui composent Poisson soluble, daté des 16 et 17 avril 1924, Bibliothèque nationale de France, Paris © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton André Breton, collage de coupures de journaux du cinquième cahier manuscrit des textes automatiques qui composent Poisson soluble, daté des 16 et 17 avril 1924, Bibliothèque nationale de France, Paris © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton Benjamin Péret, collage typographique daté du printemps 1924. Cahiers autographes du groupe surréaliste, Collections Benjamin Péret, Ville de Nantes, Bibliothèque municipale Benjamin Péret, collage typographique daté du printemps 1924. Cahiers autographes du groupe surréaliste, Collections Benjamin Péret, Ville de Nantes, Bibliothèque municipale Benjamin Péret, collage typographique daté du printemps 1924. Cahiers autographes du groupe surréaliste, Collections Benjamin Péret, Ville de Nantes, Bibliothèque municipale Manuscrit du Poisson soluble d’André Breton sur le site André Breton L’Écriture automatique Portrait photomaton de Breton réalisé c. 1929 pour encadrer le tableau de Magritte Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt © courtesy Association Atelier André Breton Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien

De Dada au surréalisme

Breton et Péret figurent sur la fameuse photographie devant l’église Saint-Julien-le-Pauvre (Paris, 5e) ce 14 avril 1920. La saison Dada est placée sous le signe du scandale et de la parodie. Tristan Tzara venu de Zurich est attendu comme un second Rimbaud. Comment dire l’exécration de la Grande guerre et la perte générale de sens à l’égard de ce qui a guidé l’occident ? Dada. Pour Péret, Dada veut dire humour dévastateur à toute épreuve avec ce large sourire qu’on lui voit sur son portrait par Man Ray reproduit dans Nadja avec cette légende annonçant sa venue de Nantes : « Quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là. » Avec lui, le scandale s’intensifie lors du Procès Barrès (13 mai 1921) alors qu’il fait irruption, déguisé en soldat inconnu, s’exprimant en allemand et marchant au pas de l’oie. Avec lui, lors des séances de sommeils hypnotiques, s’expérimente cette vitesse de métamorphose qu’on va lire dans ses contes comme dans Mort aux vaches et au champ d’honneur (1922-1923). Et, comme le relève Breton dans ses Entretiens (1952), une « liberté d’expression sans précédent » voit le jour avec les poèmes réunis dans Le Passager du Transatlantique (1921). Mais pour Breton et Péret, l’esprit de négation systématique de Dada ne peut durer qu’un temps. L’un « quitte les lunettes dada » (Péret), tandis que l’autre appelle à « Lâcher tout » (Breton) pour suivre la voie périlleuse ouverte par Les Champs magnétiques co-écrits en 1919 avec Philippe Soupault. Vernissage de l’exposition de Max Ernst au Sans-Pareil, 1920. De gauche à droite : René Hilsum, Benjamin Péret, Serge Charchoune, Philippe Soupault en haut de l’échelle, Jacques Rigaut (la tête en bas), André Breton, Simone Kahn devant l’entrée, plus 2 inconnus (de la librairie-galerie) © courtesy Association Atelier André Breton André Breton en infirmier militaire à Nantes, 1915 © courtesy Association Atelier André Breton On revenait de la guerre, c’est entendu, mais ce dont on ne revenait pas c’est de ce qu’on appelait alors le « bourrage de crânes » qui, d’êtres ne demandant qu’à vivre et – à de rares exceptions près – à s’entendre avec leurs semblables, avait fait durant quatre années, des êtres hagards et forcenés, non seulement corvéables mais pouvant être décimés à merci. André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard, « Le Point du jour », 1952. Les sinistres glapissements tricolores crevaient comme des poissons en sueur dans les cimetières qu’un certain Poincaréun sourire de cigare aux lèvres de marécage inaugurait les mains battantes Toute une vie Photographie d’identité d’André Breton, 1918 © courtesy Association Atelier André Breton Poème de Benjamin Péret « Hymne des anciens combattants patriotes », extrait de Je ne mange pas de ce pain-là dit par Pierre Brasseur André Breton, Portrait de Guillaume Apollinaire, s.d., pastel à la cire © succession André Breton, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton Portrait de Péret avec une annotation manuscrite d’André Breton au dos, vers 1920-1923 © courtesy Association Atelier André Breton Mais en 1918 j’avais découvert Apollinaire […] C’était comme si j’abordais soudain un rivage inconnu au milieu d’une faune et d’une flore insoupçonnées. Benjamin Péret, « Les Armes parlantes », diffusion par Radio France le 7 décembre 1952. Extrait de l’interview de Benjamin Péret avec Gérard Legrand pour son émission « Les Armes parlantes », diffusée par Radio France le 7 décembre 1952. « Quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là »​ Man Ray, Portrait de Benjamin Péret, vers 1925, utilisé par André Breton pour illustrer Nadja en 1928 © succession Man Ray, ADAGP, courtesy Association Atelier André Breton Toujours place du Panthéon, un soir. On frappe. Entre une femme dont l’âge approximatif et les traits aujourd’hui m’échappent. En deuil, je crois. Elle demande un numéro de la revue Littérature qui n’a pas encore paru et que quelqu’un lui a fait promettre de rapporter à Nantes, le lendemain. Elle insiste, à mon grand regret, pour l’avoir. Mais elle paraît être venue surtout pour me « recommander » la personne qui l’envoie et qui doit bientôt venir à Paris, s’y fixer. (J’ai retenu l’expression : « qui voudrait se lancer dans la littérature » que depuis, sachant à qui elle s’appliquait, j’ai trouvé si curieuse, si émouvante.) Mais qui me donnait-on charge ainsi, plus que chimériquement, d’accueillir, de conseiller ? Quelques jours plus tard, Péret était là. André Breton, Nadja, Paris, NRF, 1928. De la saison Dada au procès Barres Dada est devenu sans que personne sache exactement pourquoi la tête de Turc du jour. Il n’est pas de journaliste qui ne voue quotidiennement Messieurs Tzara et Picabia aux peines éternelles pour avoir osé inventer le monstre antédiluvien Dada. Il nous a paru curieux devant cette répulsion générale d’aller étudier le phénomène de très près. Nous nous attendions à voir quelque mammouth ou diplodocus préhistorique et notre surprise fut grande de ne trouver qu’une sorte d’anthropoïde présentant de grandes similitudes avec l’animal humain. Nous avouons qu’il est un peu hirsute et qu’il roule des yeux égarés mais nous ne pouvons admettre que ce fait motive l’aversion unanime qui l’entoure. Il prononce des paroles que l’on ne comprend pas et qu’il ajoute les unes aux autres avec une évidente satisfaction en tous points comparable à celle des collectionneurs qui conservent des épées mérovingiennes et de vieilles casseroles percées et de même que ces collectionneurs ignorent pourquoi ils gardent ces objets hétéroclites, il ne peut expliquer le motif impérieux qui le pousse à ajouter des mots disparates sans but défini. On pourrait supposer que cet être n’a que des notions embryonnaires de la logique, il me parait plus rationnel d’admettre qu’il la juge inutile à l’instar d’Adam le frac et le gibus. Lire plus Nous avons dit qu’il prononçait des paroles inintelligibles mais nous sommes obligés de confesser que ces paroles nous ont produit la même impression qu’une manifestation spirite et que nous croyons entrevoir dans ces vagissements la possibilité d’associer les idées vagabondant dans l’intellect humain suivant des lois nouvelles et hors de toute logique. Nous sommes induits à formuler cette hypothèse par ce fait que l’animal non satisfait de débiter des discours ténébreux étale d’informes amas coloriés et si l’on se départit

Toute une vie

Toute une vie Les sinistres glapissements tricolores crevaient comme des poissons en sueur dans les cimetières qu’un certain Poincaré un sourire de cigare aux lèvres de marécage inaugurait les mains battantes comme des portes au souffle d’érable qui l’animait et déjà la voix d’un cheveu blond emporté par le vent qui s’élève des tikis t’avait fait traverser d’un seul élan les rues en danse de Saint-Guy où Vaché allait disparaître comme une giboulée dans un salon Rien n’était dit des mots qui tuent les bêtes malfaisantes aucun son brisant les verrous n’avait été proféré dans l’air alourdi par la poussière d’épaulette ou gluant des brouillards familiaux empestant l’encens Rien qu’une avalanche de rires dévalant des montagnes phtisiques et bien peignées qui fauchait au passage les flacons vénérables pleins des liqueurs du dimanche La table dressée avec art était envahie par le jardin zoologique Le héron picorait dans l’oreille du grand-père étouffant de rage sous la devanture de son plastron qu’escaladaient de grosses mouches bleues et la jeune fille de la maison se laissait peloter par un maki qui la possédait sous les yeux en cataplasme de sa mère tombant du haut mal L’art un coup de bouteille de champagne sur la tête s’écroulait dans une boue de décorations et de barbes arrachées comme des affiches de mobilisation et expirait avec un crissement de soulier trop neuf écrasant une crotte de pékinois Soudain un air frais de premier lilas de l’année balayait les vapeurs écœurantes de l’usine de noir animal et de tous les taillis le mot liberté s’échappait avec le parfum des aubépines pendant que les bêtes à tuer du talon geste de sacré-cœur regard de portez armes nez de pensum face de circulez sourire de compte en banque grognement de ministre demi-cervelle de soumis courbure de vendu gueule de faux témoin rentraient la truffe dans la vase bien-pensante mijoter dans leurs abris les ragoûts des rancunes nourricières   Mais les uns à commencer par le rat des Carpates murmuraient liberté en pensant Pour les flics et mon monocle D’autres comme le croisement du mouchard et viens-tu chéri ou le petit balai de La Chapelle prenaient de la graine de poubelle à éclore en fleurs immondes à exciter les chiens Lâchez tout disais-tu pour voguer sans nord et sans étoile à travers les tempêtes vers les grèves tourbillonnantes d’agates et les mines hantées par le regard provocant des opales Mouillez le temps de pêcher dans l’eau invisible le fantôme d’un nuage sirène des grands fonds riant comme une forêt ou aile de feu palpitant évadé d’un tromblon à panache de mariée Remontez les courants emportant les adieux de l’été jusqu’aux pudeurs recroquevillées dans l’alcôve des neiges en l’attente du viol qui crée l’alléluia Lâchez tout Maintenant la proie qui comble et plus tard son ombre qui se dissout sous les yeux émerveillés de l’aube prochaine galopant à la poursuite d’un désir qui s’envole en flammes des mains empoignant sa cendre à sécher toutes les taches d’encre du monde Lâchez tout La poussière du jour déjà hier ne doit pas obscurcir le soleil de demain Lâchez tout patries empestant le gendarme argent à crasse de misère idées décorées de la médaille de Crimée Les seuls grands hommes ne naîtront que pour engendrer des fils parricides et la pourriture des autres ne fera pas croître une ortie à fouetter les prêtres de toutes les religions   Tous semblaient entendre l’heure du réveil sonnée par les alouettes mais se cachaient pour répudier les séismes de leurs rêves contrariant leurs sordides appétits et attendant l’heure de la louée ils mesuraient déjà les trottoirs des rues obscures où vague le client en calculant les dollars ou les roubles des crachats bien lancés   Souviens-toi des galas de fesses bénies par les pieds justes des pâtés de durillons sournois psalmodiant des anathèmes des symphonies de mains claquant sur les pommes pourries qui jutaient des sentences de cordon s’il vous plaît lorsqu’enfin creva pour avoir avalé sa barbe l’Anatole Crasse des vieux résidus de mérite agricole L’écriture automatique allait multiplier les merveilles que l’œil ouvert dissipait L’orchidée du savon allait fleurir comme une lampe qui fredonnerait des chants nègres le crochet à bottines farceur comme pas un commençait de plumer des oies pour se distraire en attendant le passage des généraux allant expirer sur leur lit en cadavres de leurs hommes tués au front l’inoffensif gardien de square sentait les nez se reproduire par scissiparité sur sa face en coquille d’huître en songeant à les greffer sur les arbres pour les obliger à éternuer et le grain de sel rédigeait ses mémoires sur les voiles d’un trois-mâts qui ronronnait sur son épaule Mais le cheval entre brancards et picotin ne rêve que du soleil des pailles dans l’ombre bourgeoise des vastes écuries Le galop qui n’effraie pas les papillons toujours libres l’épouvante comme le passage martyrisant des hommes 40 chevaux en long 8 et le blasphème des ruades lui répugne comme le homard aux vaches   Le temps était aux aurores boréales invisibles dans les salles d’attente du dictionnaire Tu lançais le Manifeste du surréalisme comme une bombe explosant en vol de paradisiers faisant le vide dans la basse-cour et les éclats atteignaient au passage quelque digne vieillard à trogne d’élégie qui soupirait en ajustant son regard en purée La poésie perd ses tripes et ces voyous marchent dessus sans imaginer que son perroquet empaillé couvait toutes les mites qui paradaient sous son crâne Les hirondelles des mots qui ouvrent les persiennes du matin s’envolaient à tire-d’aile franchissant les déserts de squelettes polis par les vautours où l’artichaut des oasis dressant sa fleur d’apéritif surgissait comme un lion rebelle à leur passage et revenaient chaque saison plus agiles qu’un cri et plus sûres d’annoncer la naissance des eaux claires   Le rêve libéré du cachot où les araignées à face de Christ emprisonnaient ses gestes courait à travers la maison qu’une vague angoisse assiégeait Les chaises allaient-elles sangloter et la fenêtre jouer au poker Dévalant l’escalier

Introduction

Alors qu’il séjourne durant l’été 1949 avec ses amis surréalistes sur l’île de Sein en Bretagne, Benjamin Péret (1899-1959) écrit entre le 15 et le 23 juillet un long poème retraçant son amitié avec André Breton (1896-1966). Il l’intitule Toute une vie. Toute une vie : depuis leur rencontre en 1919, leurs vies se sont déployées parallèlement, chacun prenant une part active à l’agitation artistique et politique de l’entre-deux-guerres jusqu’au choc du second conflit mondial qui les tient longtemps séparés, dans l’exil outre-atlantique. Toute une vie : quoique ni l’un ni l’autre ne soit en 1949 au terme de son existence, leurs vies passées à dialoguer, à s’enthousiasmer, à se révolter, à inventer, à jouer, à mettre en commun leur pensée avec d’autres donnent le sentiment d’une rare plénitude amicale et intellectuelle. Toute une vie : ces deux vies se distinguent bien sûr, puisque André Breton et Benjamin Péret vont agir et penser singulièrement dans leur époque tout en faisant front commun au nom du surréalisme, c’est-à-dire en ne perdant pas de vue cette double exigence de « changer la vie » (Rimbaud) et de « transformer le monde » (Marx). Mais composer le récit de cette amitié surréaliste, où l’un n’éclipse jamais l’autre, revient avant tout à saisir ce qui les « rassemble en grains d’un même épi ». Elisa Claro Breton, Benjamin Péret et André Breton à Saint-Cirq-Lapopie © succession Elisa Claro Breton, courtesy Association Atelier André Breton Elisa Claro Breton, André Breton et Benjamin Péret sur l’Île de Sein, 1948 [1949 ?] © succession Elisa Claro Breton, courtesy Association Atelier André Breton Breton et Péret comblent un manque réciproque. À partir d’une identité de vues intellectuelles et affectives, sur un même terrain, chacun développe des éléments particuliers pour former un fruit commun, complet, parfait. C’est ainsi qu’après avoir évoqué, au cours du poème « Toute une vie » dédié à André Breton – un des plus beaux poèmes qu’un homme n’ait jamais écrit pour un autre homme, son ami – la liberté « couleur d’homme » que le Manifeste du surréalisme avait soudain libérée et relâchée sur le monde, Péret a ce cri significatif : « C’est cela André qui nous rassemble en grains d’un même épi. » Claude Courtot : « Les Grains d’un même épi. André Breton-Benjamin Péret », Cahiers Benjamin Péret, n° 2, septembre 2013. Chapitre suivant : Toute une vie